L’emballage, enjeu stratégique
21/03/2025
Vous cumulez les fonctions de président d’un groupe alimentaire, le groupe Bel, et de l’éco-organisme Citeo. Comment ces deux fonctions interagissent-elles ?
Antoine Fiévet : Le groupe Bel est dans ma famille depuis cinq générations. Avec ses marques iconiques comme La Vache qui rit, Mini Babybel, Kiri, Boursin, Pom’Potes, c’est l’un des plus beaux portefeuilles de marques de l’industrie agroalimentaire. C’est une maison que je connais intimement et dont j’ai inspiré la transition responsable dans les vingt dernières années. En tant que président de cette entreprise qui fait du snacking sain en portions, le sujet de l’emballage me touche directement. Nous mettons en marché des dizaines de milliards de portions chaque année. J’ai besoin de comprendre l’état de l’art pour me projeter sur des innovations permettant de réduire, réemployer, recycler, pour préserver les ressources de la planète. Citeo me permet d’être au cœur de ces réflexions.
La mission de Citeo est parfois perçue comme complexe par les dirigeants, qu’en pensez-vous ?
A. F. : Citeo a une fonction de chef d’orchestre et de pourvoyeur de solutions pour la filière de collecte et recyclage des emballages et des papiers en France. C’est un éco-organisme placé sous l’autorité de l’État, et ce point est souvent oublié. C’est un ensemble qui réunit tous les metteurs en marché, les collectivités locales et les opérateurs autour de l’intérêt général. Cette multiplicité d’acteurs et d’intérêts crée la complexité de cet écosystème.
Pour ma part, je regrette de ne m’y être pas intéressé plus tôt. Comme beaucoup de mes pairs, j’ai longtemps délégué cela a des gens plus experts que moi dans l’entreprise. C’est une erreur. Les questions liées à l’emballage des produits de grande consommation sont éminemment stratégiques et concernent aussi les directions opérationnelles. Elles sont tout aussi cruciales pour l’avenir de nos activités que les questions de pérennité des filières d’approvisionnement en matières premières. Je pense que la REP (responsabilité élargie des producteurs) devrait être repensée, pour donner plus de liberté d’action et de responsabilité aux metteurs en marché, dans une approche « obligation de résultats ». Aujourd’hui, nous fonctionnons dans une logique d’enveloppe garantie aux collectivités locales, financée par les metteurs en marché, et cela quelle que soit leur performance effective en termes de recyclage. C’est absurde.
Raisonner en termes de gisement
Sommes-nous, en France, à la hauteur des enjeux en termes de collecte et de recyclage des emballages ?
A. F. : Vraiment pas. La triste réalité est que, par exemple, seuls 23 % des plastiques sont recyclés en France, au lieu d’environ 30 % en moyenne en Europe. C’est très loin de l’objectif de 50 % en 2025, et de 55 % en 2030, fixé par l’Europe. Les matières premières ont tendance à se raréfier avec la surexploitation, ce qui a aussi un effet sur les coûts. Si nous ne voulons pas qu’ils deviennent exponentiels, il faut d’urgence explorer les pistes alternatives, comme la consigne ou le réemploi qui ont déjà fait leurs preuves chez nos voisins européens. C’est aussi une question d’autonomie nationale en termes de gisement de matière première pour les industriels : gardons et recyclons les emballages sur le sol européen ! En Allemagne, le taux de retour des bouteilles réutilisables et à usage unique s’élève aujourd’hui à environ 90 %, grâce à quelques centimes reversés à l’utilisateur qui ramène ses bouteilles vides. Il faut repenser l’organisation de la filière française de collecte et recyclage, pour en accroître la performance avec l’ensemble des emballages, et harmoniser notre dispositif avec les modèles européens les plus efficaces.
Pourtant en France, la question du réemploi des emballages commence à s’imposer, avec l’objectif de 10 % en 2027 fixé par la loi Agec ?
A. F. : La loi anti-gaspillage et économie circulaire (Agec) nous enjoint depuis cinq ans d’atteindre un taux de réutilisation des emballages de 10 % en 2027. On en est loin. Il n’est aujourd’hui que de 1,6 % selon les derniers chiffres connus. Mais il ne faut rien lâcher. En 2025, les industriels du lait se mobilisent pour que cinq cents millions de pots de yaourt soient recyclés¹. Ils portent sur leur opercule un petit dessin accompagné d’un message humoristique créé pour la circonstance, qui varie de « Quel pot, je vais au bac jaune » à « One, two, tri. Vive le bac de tri ! », en passant par une invitation simple : « Pour le bac jaune, pas besoin de laver le pot ».
Dans le contexte actuel, on peut se demander si l’économie circulaire est- vraiment une priorité pour les entreprises de la grande consommation ?
A. F. : Sincèrement, je trouve que les entreprises ont pris la mesure de cet enjeu. Les solutions ne sont pas toujours évidentes et l’industrie a besoin de temps pour s’adapter. Les polycrises auxquelles vont de plus en plus faire face les entreprises sont directement liées à la pression que l’économie exerce sur la planète : eau, biodiversité et émissions de carbone. Pourtant, selon un rapport du gouvernement, la réparation des produits usagés, leur réutilisation ou leur recyclage génèrent vingt-cinq fois plus d’emplois (environ trois cent mille) que la mise en décharge des déchets. Il est toujours difficile de changer. Le polystyrène, dont la production ne cesse d’augmenter dans le monde, a longtemps été un vrai défi en termes de recyclage. Bonne nouvelle : Citeo, avec d’autres acteurs, a travaillé sur une filière lancée en Belgique, à Indaver, en janvier, qui devrait permettre de recycler plusieurs centaines de millions de pots de yaourts chaque année.
Un pionnier qui attire les talents
La capacité des consommateurs à mieux trier leurs déchets n’est-elle pas au cœur du problème ?
A. F. : Lorsque c’est simple pour les consommateurs, ils agissent. Peut-être pas tout le monde, mais une grande partie des gens sont prêts à faire l’effort. La simplification du geste de tri peut désormais permettre à 98 % de la population de trier tous les types d’emballages. Il faut faire de la pédagogie et faciliter la vie des citoyens. Chez Citeo, nous appelons de nos vœux un système de collecte particulier pour le carton, pour éviter qu’il n’encombre inutilement la poubelle jaune, ce qui détourne parfois les meilleures volontés. Nous expérimentons aussi dès cette année le retour de la consigne dans quatre régions françaises.
En tant que PDG de Bel, vous aviez promu des initiatives pionnières en matière de transition écologique et sociale : mieux rémunérer vos agriculteurs, créer une direction mettant au même niveau performance financière et extra-financière, lancer une initiative pour une offre végétale moins carbonée. Quel bilan en tirez-vous ?
A. F. : le groupe Bel fait partie, dans l’agroalimentaire, des pionniers sur ces sujets de transition. Il faut comprendre comment tout cela a commencé. Ma proximité avec la nature m’a amené à questionner les retombées que peut avoir une entreprise sur son écosystème. En cherchant un élément fédérateur pour donner du sens à tous les salariés, qu’ils soient français, américains ou chinois, je me suis dit que le sujet de la responsabilité serait celui-là. Vingt ans après, force est de constater que toute la maison Bel est engagée et que nous avons fait des progrès considérables. Nous attirons et retenons aujourd’hui des profils que nous n’aurions jamais séduits auparavant. Cela étant dit, c’est un investissement important et beaucoup reste à faire. Ce que nous faisons, nous le faisons pour les générations futures.
Par quelles actions cette politique s’est-elle concrétisée ?
A. F. : Nous transformons notre portefeuille pour aller d’une entreprise fromagère à une entreprise de snacking sain, reposant également sur le fruit ou le végétal. Le rachat du groupe MoM avec ses marques Pom’Pote ou Materne fait pivoter l’axe du groupe vers plus de végétal moins gourmand en CO2. Toutes nos décisions sont prises en considérant les deux aspects de la responsabilité et du profit. Nous sommes devenus « entreprise à mission » et avons ouvert notre capital à nos salariés. Nous avons aussi totalement repensé nos relations avec notre amont, pour opérer la décarbonation de la filière laitière en permettant à nos éleveurs de vivre dignement de leur profession.
Des efforts trop peu considérés
Votre rôle de précurseur a été reconnu par certains de vos clients distributeurs. Qu’en est-il de la reconnaissance des consommateurs, voire de la valorisation de vos efforts ?
A. F. : Le modèle de Bel s’est construit avec quelques actions très disruptives, dont notre politique pour le lait, qui nous a conduits à le payer plus cher que le marché, bien avant les lois Égalim. C’est notre premier centre de coût, et c’est Bel qui finance l’évolution de sa filière en France. Il ne s’agit pas de faire de la philanthropie auprès des éleveurs ni de se mettre en désavantage concurrentiel. Pour que ce système vertueux fonctionne, il faut entraîner non seulement les producteurs, mais également la distribution, et enfin les consommateurs. Aujourd’hui, nous avons un succès d’estime et des échanges moins tendus avec les distributeurs, mais pas de réelle prise en compte financière de nos efforts. Quant aux consommateurs, ils n’ont bien souvent aucune idée des efforts que nous avons faits ; c’est à nous de trouver comment leur faire savoir.
Vous dites souvent que la portion est un moyen de lutter contre le gaspillage alimentaire et de protéger la planète. Pas évident au premier abord...
A. F. : Schématiquement, la chaîne agroalimentaire représente 25 % de l’empreinte carbone mondiale. Or ce qui est produit de la fourche à la fourchette est gaspillé à hauteur de 30 % , ce qui signifie que le gaspillage alimentaire constitue 8 % de l’empreinte carbone mondiale. Un produit en portion, comme La Vache qui rit, ne se gaspille pas : la portion et le petit emballage contribuent donc potentiellement à éviter 8 % de l’empreinte carbone mondiale. Par ailleurs, la portion constitue une juste dose nutritionnelle, alors qu’on dénombre plus d’un milliard de personnes souffrant d’obésité dans le monde et un autre milliard d’humains qui ne mangent pas correctement. Nous cherchons à apporter la meilleure qualité nutritionnelle dans cette portion. Et surtout, n’oublions pas que la première dimension de l’emballage est de garantir la sécurité alimentaire. Bref, selon moi, ce format est vertueux.
Nous avons un objectif de 100 % d’emballages recyclables ou recyclés ainsi qu’une ambition zéro plastique et zéro aluminium. Nous n’y sommes pas encore, mais nous venons de lancer un Kiri en emballage papier. Une innovation qui suppose de changer toutes nos machines, au prix d’investissements là encore très importants.
Justement, comment évaluez-vous le coût global des transitions menées par le groupe Bel ?
A. F. : Sur les dix dernières années, il a représenté entre 1 et 2 % de marge opérationnelle.
Le partage du coût de la transition écologique est souvent considéré comme un frein : quel est selon vous la juste répartition du coût entre l’État, les producteurs agricoles, les industriels, les distributeurs et les consommateurs ?
A. F. : La transition écologique concerne l’humanité. Qu’attend-on pour se fédérer ? Quatre degrés supplémentaires et des catastrophes en série ? Le monde a perdu sur les cinquante dernières années une part considérable de sa biodiversité. Nous avons tous un rôle à jouer. Au bout de la chaîne, il faut aussi expliquer aux consommateurs qu’une alimentation de qualité vaut effectivement un peu plus cher. Quant à l’État, il doit tenir bon sur les solutions qui font sens, construire une vision responsable et faire preuve de courage. La mise en pause du volet consigne de la loi Agec par le ministre Christophe Béchu en 2023 est pour moi une énorme erreur, qui va nous faire perdre beaucoup de temps. J’espère que la ministre actuelle se battra aux côtés de Citeo pour une mise en œuvre dès 2027 sur tout le territoire.