Décarbonation
Essity, une hygiène moins énergivore
20/09/2023
En termes de décarbonation, quels sont les enjeux dans votre activité ?
Estelle Vaconsin : Nous produisons des produits grande consommation : papier toilette, essuie-tout, mouchoirs, protection d’hygiène intime, couches bébé, coton avec les marques Lotus, Okay, Nana, Tena, Demak’up ; des produits d’hygiène professionnelle sous la marque Tork ainsi que des produits médicaux avec les marques Jobst ou Leukoplast. Essity possède de nombreuses usines dont quatre de production de produits d’hygiène en papier en France. Concernant celles-ci, l’un des enjeux majeurs est leur consommation énergétique, qui reste importante (nos usines fonctionnent en continu sept jours sur sept) en dépit d’investissements constants pour la réduire[1]. La décarbonation est un sujet clé pour toutes nos parties prenante. Nous participons aux objectifs de développement durable des Nations unies, notamment le pilier 13, « mesures relatives à la lutte contre le changement climatique ». En tant qu’entreprise suédoise, ces sujets sont dans notre ADN.
Aller vers une production “zéro-déchet”
Quels objectifs vous êtes-vous fixés ?
E. V. : Dès le début des années 2000, un programme interne de réduction de la consommation énergétique a été entamé. Depuis 2016, nos objectifs de réduction en 2030 par rapport à 2016, de 35 % pour les scopes 1 et 2, de 18 % pour le scope 3, ont été validés par le SBTI. Nous avons aussi pris l’engagement de plus long terme, à l’horizon 2050, d’atteindre zéro émission nette.
Que mettez-vous en œuvre pour y parvenir ?
E. V. : Nous avons identifié huit leviers d’action. Tout d’abord, l’innovation durable, à savoir mettre sur le marché des produits qui favorisent la décarbonation. Un exemple par excellence est le papier toilette sans tube, ou, en matière d’hygiène féminine, les culottes lavables et réutilisables. Par ailleurs, nous travaillons sur nos matières premières. Nous développons des productions sans combustible fossile et, plus généralement, une utilisation efficace des ressources. Cela permet de réduire l’empreinte carbone de nos produits. Ensuite, nous préparons des innovations technologiques de rupture. Nous travaillons sur la gestion de nos déchets de production pour parvenir à un objectif « zéro déchet ». Le transport est également un enjeu de notre analyse du cycle de vie des produits. Nous avons été parmi les premiers signataires de Fret 21 en 2016. Enfin, nous voulons générer moins de déchets après utilisation de nos produits.
Quelques exemples industriels concrets ?
E. V. : Nous avons investi en Allemagne dans une unité de production qui fabrique du papier à partir de déchets de paille de blé sourcés à proximité de nos usines. Une alternative à la pâte à papier traditionnelle dont le marché est mondial. Également en Allemagne, nous avons mis en place une solution énergétique à base d’hydrogène vert, c’est-à-dire produite à partir de sources non carbonées, pour remplacer des énergies comme le gaz. Une solution que nous allons décliner en Angleterre. Nous pouvons citer encore, en Suède, une usine recourant au biogaz vert, ou une autre à la géothermie en Nouvelle-Zélande. Dans tous les cas, il s’agit de premières mondiales assorties d’investissements conséquents. En France, dans une usine nous récupérons la vapeur issue de nos propres déchets traités par un incinérateur intercommunal. Nous testons toutes ces solutions à partir de pilotes que nous tentons d’étendre par la suite autant que possible.
Où en êtes-vous par rapport à vos objectifs 2030 ?
E. V. : Nous étions à moins 18 % pour les scopes 1 et 2 fin 2022 ; et à moins 10 % pour le scope 3 fin 2021 : à mi-parcours nous avons réalisé presque la moitié de la feuille de route fixée.
Opportunités diverses selon le mix énergétique
Quels obstacles rencontrez-vous ?
Andrick Lacroix : Le premier d’entre eux est le manque de visibilité du cadre réglementaire et législatif, même si nous essayons de le suivre le mieux possible. Dans les politiques à mettre en œuvre, les changements de cap sont à risque avec des chantiers majeurs qui impliquent des investissements et des engagements sur dix à vingt ans. Nous n’avons donc pas le droit de nous tromper dans le choix de nos axes de travail, car ce serait au détriment de notre compétitivité et donc de nos clients et consommateurs.
La crise énergétique puis la guerre en Ukraine ont exacerbé la volatilité du prix des énergies, que ce soit le gaz ou l’électricité, qui lui est liée. Nos décisions doivent être prises à horizon de dix à vingt ans. Or un prix du gaz multiplié par deux peut remettre en question la viabilité de certains projets. Nos lignes fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous ne pouvons pas nous permettre d’arrêter brusquement une ligne sans anticipation. Nous fabriquons des produits de première nécessité, nous l’avons vu lors de la crise Covid, durant laquelle nos usines ont produit sans arrêt pour livrer les produits d’hygiène aux consommateurs français. Le gouvernement avait déclaré notre activité essentielle et d’utilité publique durant cette période, ne l’oublions pas.
Le recours aux énergies renouvelables est-il un axe majeur de votre stratégie ?
A. L. : Les énergies renouvelables sont bien sûr un élément vertueux dont nous tenons compte, mais les choix sont faits pays par pays, suivant le mix énergétique. La production d’électricité n’est pas la même en France et en Pologne. Les choix diffèrent donc. Par exemple, les panneaux photovoltaïques n’ont pas autant d’intérêt en France que pour nos collègues d’Italie, où l’électricité est fortement carbonée. Si nous voulions nous doter d’un parc photovoltaïque, cela représenterait relativement peu de mégawatts/heure pour une usine qui en consomme beaucoup. Nous avons fait le choix, en France, dans l’une de nos unités non papetières (produits médicaux) à Châtellerault, de mettre en place des panneaux solaires dont la production représente 10 % des besoins du site. C’est un choix raisonné et réaliste, mais pas forcément reproductible ailleurs. Cela s’analyse au cas par cas.
Nous pouvons aussi acheter de l’énergie renouvelable sur le réseau par des contrats long terme dits “PPA”[2], qui nous engagent sur des durées de dix à vingt ans ; dans certaines situations de marché, cela se justifie, mais ce n’est pas le cas partout.
Le fait que la France dispose d’une part importante d’électricité non carbonée avec le nucléaire change-t-il la donne ?
A. L. : Bien sûr, d’autant que nous pouvons disposer du mécanisme de l’Arenh (« accès régulé à l’électricité nucléaire historique »), avec un niveau d’éligibilité important. Nous n’avons donc pas forcément intérêt à nous engager dans des contrats d’électricité long terme type PPA, généralement deux à deux fois et demie plus chers que le nucléaire. Toutefois ce mécanisme s’arrêtera fin 2025 ; des discussions pour la suite sont en cours, et ce qui sera mis en place en France devra être accepté par les autorités européennes, mais nous nous attendons à ce que les nouveaux outils diffèrent peu en termes d’éligibilité pour notre industrie, avec des prix plus compétitifs par rapport à l’éolien ou au photovoltaïque.
Recyclage de briques alimentaires
Votre origine suédoise renforce-t-elle votre démarche ?
E. V. : En Suède, les sujets du développement durable existent depuis longtemps. Nous étions les premiers propriétaires forestiers européens quand notre groupe s’appelait encore SCA et il reste particulièrement attentif à la gestion durable des forêts en tant que puits de carbone. Notre premier rapport développement durable a été publié en 1998. Nous réalisons des analyses du cycle de vie depuis les années 1990. Tout cela est au cœur de notre stratégie et guide notre politique d’innovation, de l’outil industriel au portefeuille de produits. Pour revenir à l’exemple du papier toilette, le fait d’enlever le tube central et de doubler le nombre de feuilles a permis de réduire l’empreinte carbone de 5 %. Là-aussi une première pour une grande marque en France.
Quels part de vos budgets annuels représentent vos investissements RSE, et quels surcoûts ?
A. L. : Nous ne fonctionnons pas avec des budgets annuels, cela varie en fonction du contexte, des priorités stratégiques, des projets. Mais avec l’urgence climatique, nous investissons massivement dans la transition écologique, tout en gardant à l’esprit que cela doit être acceptable, pour que le consommateur puisse continuer à acheter nos produits, et rentable. Donc nous faisons très attention à l’approche économique de nos investissements, d’autant que nos produits, de première nécessité, ont un prix d’achat relativement faible.
Les hausses de coûts actuelles limitent-elles vos capacités d’investissement ?
A. L. : Au plus fort de la crise, nos coûts de matières, énergies et transport ont augmenté de 75 % environ. Même si nous constatons une inflexion du coût des énergies, nous sommes encore loin du niveau d’avant la crise qui a commencé fin 2021. Malgré tout, compte tenu de nos engagements, cela ne saurait freiner nos investissements. En France, deux sont presque achevés. À Gien (Loiret), plus de trente millions d’euros ont été investis dans un entrepôt automatique qui améliore le niveau de service de nos clients tout en réduisant notre empreinte carbone de 1 440 tonnes par an. À Hondouville (Eure), nous avons investi 16 millions pour augmenter notre capacité de recyclage de briques alimentaires : cela permet de fabriquer des produits d’hygiène en papier (papier toilette, essuie-mains, mouchoirs) à la marque professionnelle Tork (destinée à des établissements publics ou privés) dont l’empreinte environnementale est réduite.
Recourez-vous à des aides publiques ?
A. L. : Oui, directement ou avec nos prestataires. Ainsi, nous menons deux projets de chaudière biomasse sur deux sites en Alsace et dans l’Orne, dans le cadre de l’appel à projets BCIAT (« Biomasse chaleur pour l’industrie, l’agriculture et le tertiaire »). Ils ont été validés et devraient être opérationnels durant le second semestre 2025.
Faire pièce au dumping énergétique des États-Unis
Les consommateurs de vos produits sont-ils sensibles à vos efforts ?
E. V. : Oui, nos consommateurs sont sensibles à ce type d’argument. Pour revenir au papier toilette sans tube, ce produit fonctionne bien et a été décliné en essuie-tout ; nous expliquons ses atouts sur nos emballages, ainsi que dans toutes nos communications. Le marché des protections périodiques, lui, est en train d’évoluer, notamment sous l’impulsion des jeunes générations ; pour la marque Nana ou la marque Tena, nous avons le souci d’améliorer sans cesse l’empreinte environnementale, tout en améliorant la performance des produits.
Toutes vos équipes sont-elles impliquées dans la démarche ?
E. V. : Oui. Essity en tant qu’entreprise n’est pas encore très connue, et quand nous recrutons, les nouveaux sont toujours étonnés de constater tout ce que nous réalisons en matière de développement durable. Outre nos canaux de communication ou les réunions d’équipes, nous organisons chaque année une semaine du développement durable avec des intervenants internes et externes, pour essaimer les bonnes pratiques sur tous nos sites. Et chacun se voit fixer des objectifs : les feuilles de route individuelles ou d’équipes contribuent à atteindre les objectifs de celle du groupe.
Votre politique de décarbonation diffère-t-elle dans les cent cinquante pays où vous êtes présents ?
A. L. : Elle est définie au niveau mondial, et trouve des articulations en fonction de la réglementation locale. En Europe, elle est commune, mais des spécificités persistent par pays. Nous souhaitons en priorité que la réglementation se stabilise. Les industriels ont besoin de visibilité à moyen et long terme, surtout face à la concurrence des États-Unis, qui profitent d’une énergie très peu chère favorisant les implantations industrielles outre-Atlantique.