Vie des marques

Entreprises et territoires

Hénaff, la coopération multiface

12/02/2025

Implantée dans le pays bigouden depuis 1907, la société Jean Hénaff fait de la relocalisation des achats des entreprises un fer de lance de sa politique RSE. Et elle multiplie les accords régionaux de coopération en faveur d’un développement durable. RTE ? Kenober ! Entretien avec Loïc Hénaff, président de la société Jean Hénaff.

La société Jean Hénaff aurait-elle la RTE – « responsabilité territoriale des entreprises », contribution collective au bien commun sur un territoire – inscrite dans ses fondations depuis 1907, sans l’avoir affiché publiquement ?

Loïc Hénaff : En fondant l’entreprise, à quarante-huit ans, Jean Hénaff n’avait pas pour objectif de s’enrichir personnellement. Cet homme s’est engagé toute sa vie pour Pouldreuzic, dans le pays bigouden, jusqu’à être maire et conseiller départemental. Il souhaitait apporter un peu de prospérité en ce lieu, à la pointe de la Cornouaille, en proie à l’exode rural et très peu industrialisé. Nous étions bien une entreprise très engagée pour son territoire dès 1907. S’il ne faut pas aller trop loin dans le parallèle, on peut néanmoins souligner que ces premières ambitions peuvent s’apparenter à une forme de RTE spontanée et instinctive.

Comment se traduit-elle aujourd’hui dans les faits ? Par quelles actions de mutualisation inter-entreprises à l’échelon territorial (bassin de vie, d’emploi…) ?

L. H. : Notre entreprise est implantée à trois kilomètres de la mer, entre Pont-l’Abbé et la pointe du Raz. Nous travaillons sur un territoire à fort emploi industriel mais très éloigné des centres de consommation. Le tissu industriel breton s’est développé dans les années 1960 et a fait de notre région la première région agroalimentaire. La Bretagne se caractérise aussi par une part très importante du milieu coopératif agricole. Peut-être faut-il y déceler l’expression de l’esprit d’entraide qui est toujours vif dans nos campagnes ? Notre entreprise, bien qu’indépendante –même si deux acteurs financiers mutualistes locaux sont associés à notre capital –, a toujours joué le jeu de la coopération avec ses pairs, voire ses concurrents. Aujourd’hui, nous participons sous de nombreuses formes à la vie régionale en préférant la coopération à l’isolement.

Quelques exemples : nous sommes membre associé du GIE Synergie Achats à Caudan (Morbihan) pour la mutualisation des achats ; membre associé du GIE Chargeurs de la Pointe de Bretagne pour la mutualisation du fret logistique aval ; membre de Cornoualia à Quimper, groupement d’employeurs pour partager des compétences de salariés ; membre de Produit en Bretagne, marque collective pour la promotion de l’emploi et la responsabilité collective en Bretagne ; membre d’associations ou de syndicats professionnels du territoire comme l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires, la Chambre syndicale des algues et végétaux marins et Initiative Bio Bretagne. Nous contribuons à la vitalité culturelle locale en soutenant la langue bretonne (association Redadeg), l’association du patrimoine de Pouldreuzic, les fêtes maritimes de Douarnenez, la connaissance et la protection de la biodiversité (Bretagne vivante) et l’inclusion (association Skeaf). Autant que faire se peut, nous privilégions des conventions pluriannuelles avec ces associations pour inscrire notre action dans la durée.

Démarche responsable qui implique tous les salariés

De quelles initiatives est-vous le plus fier et quelles seraient celles qui n’auraient pas encore abouti faute de vision collective ?

L. H. : Je ne suis pas de nature à m’enorgueillir de mes actions. Néanmoins, je crois que nous avons réussi justement à prendre appui sur notre trajectoire depuis la création de l’entreprise pour y puiser les fondements d’une RTE ou d’une RSE engagée et très moderne, tant dans sa méthode et ses outils que dans ses objectifs, gage de sens dans l’action de l’entreprise. Cette initiative, appelée « Be good 2030 », offre un outil auquel chaque salarié peut se raccrocher au quotidien. Quand j’entends que certaines de nos actions ou décisions ne sont « pas très Be good », cela nous éclaire sur le haut niveau d’appropriation de la démarche. J’en suis assez fier, car c’est la preuve que nous avons enrichi la culture de l’entreprise en lui donnant des chances de survie.

Nos salariés ont été et sont constamment mis au courant des travaux, des avancées, des échecs. Que ce soit à l’occasion des rituels de rencontre avec les managers ou lors d’événements spécifiques comme la Be good Deiz (journée Be Good en breton), où, depuis quinze ans, nous organisons avec tous les salariés sur divers sujets dont ceux portant sur la démarche et les indicateurs. Nous devons constamment rappeler la méthode, car notre équipe est en permanence renouvelée, et ne jamais tenir les choses pour acquises. Nous éditons chaque année un rapport RSE distribué à tous et nous avons pris l’habitude de pointer ici ou là les décisions ou changements réalisés à l’aune de la démarche pour la rendre concrète. Enfin, nous disposons d’une salle de pilotage RSE que nous devons renforcer.

Avez-vous eu besoin pour certaines initiatives du soutien des pouvoirs publics ?

L. H. : Oui et non. Lorsque nous avons présenté notre démarche Be good 2030 en 2019, nous l’avions fait à Rennes en présence de Loïg Chesnais-Girard, président de la Région Bretagne (réélu en 2021). Sa bienveillance et son regard ainsi que les évolutions sociétales nous ont encouragés à poursuivre. Cette démarche innovante pouvait néanmoins échouer. Depuis, nous avons peu fait appel aux pouvoirs publics, excepté parfois pour des aides destinées aux transitions. C’est pour moi un choix de maintien de notre compétitivité économique que de profiter de ce dont nos concurrents profitent également.

Votre entreprise participe-elle à un Pôle territorial de coopération économique (PTCE)¹ ? Et à un Projet alimentaire territorial² ?

L. H. : Je ne connais pas ce dispositif. Notre engagement historique dans « Produit en Bretagne » et ses cinq cents entreprises membres consomme notre bande passante. Nous participons aussi à la vie d’instances territoriales dont nous suivons d’ailleurs le nombre et la nature comme indicateur de performance RSE. Il est par contre indéniable que nous avons dans le passé plutôt participé aux actions d’organisations indépendantes des collectivités ou de l’État. Peut-être par recherche de pragmatisme…

Néanmoins, depuis quelques années, nous nous sommes ralliés à la Marque Bretagne portée par l’Agence de développement économique de la Bretagne et rapprochés de la Communauté des communes du Haut Pays Bigouden, avec laquelle nous avons monté une pépinière – modeste – qui en est à sa troisième année. Nous avons créé en 2022 Ker Inno Village, un dispositif pour aider et accompagner les entrepreneurs dans le développement de leur projet agroalimentaire soucieux de préserver l’environnement. Quant au PAT local, notre dimension d’entreprise n’est pas adaptée à la participation à de tels projet. Ceux-ci sont trop nombreux autour de nous.

Le pragmatisme plus que les subventions miraculeuses

Les mutualisations sont-elles une des voies pour favoriser les relocalisations que porte le collectif « Bretagne Relocalisons » ?

L. H. : Élu conseiller régional en 2021 et fort de mon expérience de président de Produit en Bretagne pendant deux mandats, je me suis vu déléguer par le président de la Région Bretagne Loïg Chesnais-Girard la relocalisation d’activités. Nous avons fait un pari audacieux et concentré toute notre énergie sur la relocalisation d’activités par le biais des achats des entreprises. Deux lourdes études ordonnées par le comité de pilotage que je préside ont démontré que l’on peut sans effort faire bouger les achats des entreprises et les orienter de 10 % vers la France, dont 3 % vers la Bretagne.

Ces quelques points auront des effets économiques - 5 milliards de PIB –, sociaux – 130 000 emplois – et environnementaux – 3,9 millions de tonnes de CO2 évitées. Plutôt que de jouer au chat et à la souris avec les subventions miraculeuses de l’État, je fais le pari de la responsabilité, de l’intelligence et du pragmatisme.

Parmi les initiatives que nous prônons, la mutualisation sous diverses formes mentionnées plus haut. Faire ensemble peut se faire sous formes d’association, de société, de GIE. Dans l’entreprise, nous participons à la vie de deux GIE, une mutualisation des achats et une mutualisation logistique. Nous ne pourrions plus faire sans. Pour vous donner un exemple, deux intervenants, même concurrents, peuvent décider d’acheter ensemble un ingrédient, un composant, une prestation en commun. C’est finalement assez fréquent. Et c’est toujours un gain pour le territoire.

Avez-vous le sentiment que les consommateurs sont effectivement de plus en plus attachés aux achats de proximité et à la défense des emplois, eux-mêmes de proximité ?

L. H. : Oui, absolument. Néanmoins il faut nuancer : 30 % de nos concitoyens rencontrent des difficultés financières et sont chaque mois à l’euro près dans leurs dépenses. Les offres locales doivent donc être compétitives et montrer clairement l’avantage financier qu’elles proposent (durabilité, économie de la fonctionnalité, facilité de paiement, etc.). Pour le reste de la population, dans le vacarme publicitaire ambiant, les tentations, les injonctions à avoir ceci ou cela, à renouveler des biens qui pourtant donnent satisfaction, et les effets de mode fracassent souvent les meilleures volontés du monde. Au risque de faire passer une consommation responsable pour un ascétisme triste.

Y a-t-il une spécificité bretonne, dans la culture d’entreprise ou le sentiment d’appartenance régionale, qui favorise particulièrement un souci collectif d’ancrage territorial ?

L. H. : Deux régions de France se détachent nettement par la consommation de produits courants locaux : la Bretagne et l’Alsace. Deux régions à forte culture, à fort sentiment d’appartenance, mais également deux régions très attachées à l’idée européenne. Dans le cas de la Bretagne, il s’agit du sentiment d’empilement d’identités, pas de substitution. Être Breton, en France et en Europe, c’est un sentiment courant et naturel. Dans ce contexte, proposer des produits ou des services identifiés « made in quelque part » plutôt que « made in nulle part » est indéniablement un avantage, et cela se traduit dans les chiffres d’affaires. Soulignons que, même à Marseille, on préfère acheter breton plutôt qu’un produit anonyme…

1. Pôle territorial de coopération économique https://www.economie.gouv.fr/ptce-saison-3-relance.
2. https://agriculture.gouv.fr/projets-alimentaires-territoriaux.          

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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