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Droit des pratiques

Eurelec sanctionné pour non-respect de la date butoir

29/08/2024

La fin justifie-t-elle les moyens ? Oui, à en juger par l’amende administrative qui vise la centrale d’achat délocalisée du groupement Leclerc : quand le pouvoir d’achat et l’équilibre du marché sont en jeu, la diligence est de mise.

La DGCCRF a communiqué le 4 août sur l’application à la société Eurelec Trading SCRL d’une amende administrative d’un montant de 38 millions d’euros, pour ne pas avoir respecté la date butoir des négociations commerciales.

Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, désireux de faire bénéficier les consommateurs de prix plus bas plus tôt dans l’année, avait estimé qu’au titre de 2024, compte-tenu de tendances déflationnistes dans certaines catégories de produits, la date butoir légalement fixée au 1er mars devait être avancée, au 15 janvier pour les entreprises réalisant un chiffre d’affaires inférieur à 350 millions d’euros, au 31 janvier pour les autres.

Cette loi, n° 2023-1041 du 17 novembre 2023, prévoyait également en son premier article que le plafond de la sanction en cas de non-respect de ces dates butoirs modifiées exceptionnellement pour 2024 était portée de 2 à 5 millions d’euros par infraction constatée. Ce relèvement marquait la volonté du ministre de voir les dates butoirs strictement respectées, afin que des prix plus bas puissent être appliqués le plus rapidement possible.

Le bilan de la mesure n’a pas été officiellement fait. Toutes les matières premières n’étaient pas en baisse, loin de là. Et les prix de cession des produits, négociés entre les industriels et les distributeurs, se sont traduits, selon l’Observatoire des négociations commerciales de la Médiation des relations commerciales agricoles, par une légère hausse, inférieure à 1 %. Mais une hausse tout de même, à l’encontre du but recherché. Il est donc légitime de s’interroger sur le bien-fondé de cette disposition, qui a en outre opéré une distinction entre entreprises selon la taille, ce qui a généré de nombreux effets pervers du fait d’une définition approximative.

Reste que la sanction annoncée le 4 août est remarquable par son montant : soixante deux infractions ont été relevées par l’administration, ce qui, au regard du nombre de contrats gérés par Eurelec, est colossal. Il en résulte un montant significatif.

Pouvoir d’achat et respect du droit

Cette sanction s’inscrit donc dans le cadre spécifique de la loi de 2023. Elle traduit la volonté affirmée en plusieurs occasions par le ministre de sanctionner strictement le non-respect des dates butoirs 2024, au nom du pouvoir d’achat des Français.

Elle traduit aussi la volonté des pouvoirs publics de lutter contre l’externalisation croissante des négociations commerciales pour les produits de grande consommation vendus en France, en réaffirmant l’applicabilité du droit français à ces négociations.

Se pose cependant la question de la pertinence du choix des sanctions administratives, qui visent le non-respect du formalisme en matière de négociation commerciale, plutôt que de l’action judiciaire du ministre.

Une évolution de jurisprudence qui a motivé une nouvelle approche

Depuis la Loi de modernisation de l’économie de 2008, la reconnaissance par la Cour de Cassation la même année du bien-fondé de l’action du ministre pour réguler les relations industrie-commerce (cf. les arrêts de la Cour de cassation du 8 juillet 2008), et l’instauration du « déséquilibre significatif » dans le Code de commerce comme nouvelle pratique restrictive de concurrence, nécessitant que le juge en définisse les contours, la DGCCRF, bras armé du ministre de l’Économie, a engagé de nombreux contentieux à l’encontre des enseignes de la grande distribution. Or, si dans un premier temps les juridictions sont allées dans le sens de l’administration, elles ont peu à peu marqué plus d’exigence dans la démonstration de ce nouvel abus, compliquant considérablement l’action de régulation et de sanction des pratiques illicites.

La DGCCRF s’est alors dotée d’une arme redoutable, la sanction administrative. À la différence de l’action judiciaire et de l’amende civile, qui suppose une décision du juge, l’amende administrative est prononcée par l’administration, après toutefois une procédure contradictoire garantissant le respect des droits de la défense. En d’autres termes, la DGCCRF est à la fois juge et partie, charge à l’entreprise concernée de contester la sanction devant les juridictions administratives.

L’évolution récente montre bien que la DGCCRF, désormais, est plus encline à recourir à cette voie de sanction, plus simple, plus rapide, et qui devient plus efficace et plus dissuasive. L’exemple d’Eurelec l’illustre parfaitement, avec une amende de 38 millions.

Difficile appréhension de l’économie du contrat

La sanction est exemplaire, s’agissant du non-respect d’une disposition formelle, le respect de la date butoir.

Cette décision, avec choix de lutter contre les abus par la sanction du formalisme, illustre toutefois la difficulté de l’administration à se placer sur le terrain de l’économie du contrat. Certains commentateurs trouvent disproportionné le montant de la sanction au regard d’un manquement purement formel, relatif à une date légale de signature. La DGCCRF irait donc au plus simple et au plus facile, pour ne pas aller sur le terrain de l’économique, plus complexe. Il est en effet plus simple de constater un manquement formel, difficilement contestable (non-respect d’une date, mentions obligatoires absentes d’un contrat…) qu’une atteinte à l’équilibre du contrat.

Cependant, le non-respect de la date butoir va bien au-delà d’un simple manquement à une obligation de forme. Car les effets ont des conséquences directes sur l’économie même du contrat.

Derrière une infraction formelle, une discrimination

Le non-respect de la date butoir débouche en effet sur une pratique abusive et sur une désorganisation du marché. Respecter la date butoir légale est la garantie que la répercussion d’une tendance à la hausse ou à la baisse des tarifs s’appliquera à toutes les enseignes en un temps donné, dans des proportions qui ne varient qu’en fonction de la capacité de chaque distributeur à se différencier de ses concurrents par les contreparties qu’il propose. À défaut, le non-respect de la date conduit à discriminer les enseignes qui s’inscrivent dans la légalité.

La négligence du formalisme débouche donc sur une discrimination entre les enseignes qui respectent la loi et les autres. Ce qui porte atteinte à la fois aux fournisseurs concernés, qui se voient dans l’incapacité de répercuter les hausses tarifaires, mais aussi aux concurrents d’Eurelec, qui de fait obtiennent des conditions commerciales moins favorables.

On pourrait penser que les enseignes, dans leur grande majorité, sont favorables au maintien d’une date butoir légale fixe et commune à toutes. La date butoir garantit que les écarts de prix entre enseignes demeurent raisonnables et proportionnés, justifiés par les contreparties proposées par les unes et les autres, expression de la différenciation. Le fait pour une enseigne de ne pas respecter cette règle lui permet de se positionner avantageusement par rapport à ses concurrents, de bénéficier d’un avantage concurrentiel significatif reposant sur une illégalité, ce qui devrait en soi interpeller les autorités de concurrence : au-delà de l’atteinte aux intérêts particuliers des fournisseurs concernés, dont la protection relève de la DGCCRF, il s’agit bien d’un dysfonctionnement du marché : le libre jeu de la concurrence est faussé par un acteur qui sciemment ne s’inscrit pas dans le respect des lois.

Mode de sanction plus adapté au temps des affaires

Le non-respect de la date butoir justifie donc l’application de sanctions significatives. Et immédiates : l’inconvénient du judiciaire est d’être déconnecté du temps des affaires. Ici, il n’a fallu que six mois environ entre l’infraction et la sanction. En matière judiciaire, le délai se compte en années. On voit donc l’intérêt pratique de l’amende administrative.

En optant désormais quasi systématiquement pour une approche de la régulation des relations industrie-commerce par l’angle du formalisme et de la sanction administrative, la DGCCRF poursuit bien le même objectif que par le passé. Cela lui permet de contourner la difficulté de l’aléa judiciaire – les décisions en matière de pratiques restrictives étant de plus en plus défavorables au ministre de l’Économie –, et d’espérer des effets plus rapides sur les comportements.

On peut regretter que l’administration, dans son action de contrôle et de régulation, répugne à se placer sur le terrain du contenu et de l’équilibre du contrat. On peut y voir une facilité. Mais la question du déséquilibre, soulevée par la DGCCRF à l’encontre d’Eurelec dans une assignation pour 117 millions d’euros signifiée il y a plus de cinq ans, est toujours pendante devant les juridictions, qui en sont encore au stade des questions de procédure.

La sanction du formalisme et l’amende administrative sont à court terme les seules armes efficaces pour contraindre les entreprises à appliquer le droit français pour les produits commercialisés en France. Le pragmatisme et la poursuite de cet objectif priment la question des moyens pour y parvenir.

Daniel Diot

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