Produit-partage, solidarité multiple
03/07/2024
Les précarités concernent aussi bien l’alimentation, l’hygiène, le vêtement, le scolaire… Or selon le baromètre de la consommation responsable Greenflex-Ademe, selon 77 % des Français l’esprit solidaire s’est dégradé au cours des dix dernières années et 70 % pensent que cette dégradation va se poursuivre. Pour autant ces mêmes Français attendent des marques qu’elles s’engagent vers plus d’actions solidaires. Les associations caritatives multiplient justement avec elles les initiatives, dont les opérations produits-partage. Que partage-t-on ? Des produits de consommation, certes, mais bien davantage, comme l’illustrent les actions menées par Les Restos du cœur, Dons solidaires et les Banques alimentaires, associations présentes lors de la matinée organisée par l’Ilec le 21 juin dernier.
Des chiffres inquiétants
Depuis la première campagne des Restos du cœur, en 1985, le nombre de repas distribués par ses bénévoles, aujourd’hui 73 000, a explosé, de 8,5 millions à 171 millions en 2023, soit un tiers de l’aide alimentaire en France. Et selon Carlyle Freulon, responsable du service mécénat-partenariat des Restos, « le nombre de repas a augmenté de 30 millions depuis un an »¹. Tout aussi inquiétant, sur 1,3 million de personnes accueillies, une sur deux est âgée de moins de 25 ans et 126 000 sont des enfants de moins de trois ans : « Retraités, personnes seules, familles monoparentales frappent dorénavant aux portes des Restos du cœur. La précarité, multiforme, appelle des solutions de même ampleur et durables. » Aussi les Restos du cœur ont lancé en septembre 2023 un appel pour assurer une transition vers un modèle d’aide alimentaire durable, forts que « 100 000 euros couvrent 100 000 repas pour 540 personnes pendant un an ».
Même cri d’alarme chez Dons solidaires, qui depuis vingt ans encourage les entreprises à donner leurs invendus non alimentaires. Un Français sur trois se prive de produits hygiéniques. « En 2023, indique Betham Aumonier, directrice relations entreprises de Dons solidaires, 220 entreprises ont soutenus notre activité en tant que donateurs de produits et mécènes financiers et de compétence. » La même année, dix millions de produits inaccessibles aux petits budgets ont été distribués à plus de mille associations (hygiène-beauté, fournitures scolaires, jouet, jeux, vêtement…). Dons solidaires a ainsi aidé 1,4 million de personnes, un chiffre en hausse de plus 20 % , dont l’inflation des prix est pour une bonne part responsable.
Les Banques Alimentaires, qui fêtent leurs quarante ans cette année, ont collecté 120 640 tonnes de produits alimentaires et non alimentaires en 2023, soit l’équivalent de 240 millions de repas pour 2,4 millions de personnes. Leur réseau des 79 banques distribue à 6 050 associations, dont la Croix Rouge et ses épiceries sociales, Emmaüs, l’Armée du salut ou des associations locales. « Les foyers monoparentaux, mères seules, les enfants de moins de trois ans, au nombre de 150 000 aujourd’hui, sont en forte progression, précise Yesim Broet, responsable des ressources alimentaires et hygiène ainsi que de la logistique, il est très important de mettre en place des partenariats avec des acteurs comme Dons solidaires, qui nous fournit des lingettes et des couches pour bébé. » Au nombre des problèmes, les injonctions du PNNS et de son camembert nutritionnel : « 33 % de ce qui est consommé doit se faire en fruit et légumes sous différentes formes. Or nous ne sommes qu’à 28 % , et nous manquons aussi de produits dans le domaine des protéines et les produits laitiers. »
Un chiffre donne le tournis, souligne Vincent Audureau, directeur grand comptes de Bonduelle Food Service Europe, celui du gaspillage : 1,3 milliard de tonnes de produits sont jetés dans le monde. Avec certes des disparités : entre 6 et 10 kilos en Afrique, 100 à 135 en Occident par an et par habitant. Tout ce que l’Europe gaspille suffirait à nourrir un milliard de personnes chaque année, chiffre qui correspond au nombre de ceux qui souffrent de malnutrition dans le monde. En France, le gaspillage alimentaire représente dix millions de tonnes de produits², soit un budget de 240 euros par personne. Mais il y a pour lui « des solutions au bas de nos portes ».
Cadre légal du mécénat
Qu’est-ce qu’un produit partagé ? Quand un consommateur achète un produit, l’entreprise partenaire s’engage à reverser une partie du prix à l’association de son choix.
« Dans le cas des Restos du cœur, un produit acheté équivaut à un repas offert par la marque », explique Julie Savoye, chargée de partenariat Restos du cœur : « Le produit-partage entre dans le cadre du mécénat et de sa loi et non dans celui du parrainage. » Cela conduit à la transparence de la partie du prix de vente reversée à l’association comme de l’engagement à l’issue de l’opération, puisque le don peut être porté à la connaissance du client. Un minimum de don doit être garanti et décorrélé du résultat final de l’opération commerciale. L’entreprise s’engage à donner indépendamment du succès de l’opération commerciale.
Si le mécénat est un don sans contrepartie, dans le cas du produit-partage il y a contrepartie par le volet communication : les investissements ne doivent pas être disproportionnés par rapport au montant minimum de don garanti. « Si le minimum de don garanti est de 100 euros, les investissements sur les supports de communication (PLV, réseaux sociaux, encarts dans les magazines, dégustation sur les lieux de vente…) ne doivent pas excéder 25 % des frais de communication », explique Julie Savoye. De son côté, l’entreprise choisit un produit phare de sa marque en évitant un prix de vente qui explose subitement. Ce prix de vente doit être le même depuis un certain temps et le produit ne doit pas être un produit nouveau en rayon. Et le don est défiscalisable à hauteur de 60 % .
Dons solidaires mise également sur le produit-partage pour dépasser le périmètre des invendus, dont la quantité baisse, et pour impliquer davantage non seulement les salariés de l’entreprise partenaire mais aussi les consommateurs : « Il faut leur faire prendre conscience que la précarité hygiénique, moins connue que l’alimentaire, est tout aussi importante, souligne Betham Aumonier, l’objectif est d’amplifier l’apport de la marque dans le cadre d’une opération marketing qui engage le donateur sur un volume de don minimal non conditionné aux ventes, car on ne peut pas inciter à l’achat. » Cent millions d’euros en valeur marchande ont été distribués en 2023, avec un budget opérationnel de 3,5 millions, financés à hauteur de 70 % par une participation aux frais demandée aux associations pour recevoir les produits. « Cela couvre nos frais logistiques, indique Betham Aumonier, on leur demande 3 % de la valeur des produits et elles reçoivent des produits de marque de première nécessité qu’elles n’achètent pas plein pot. L’autre financement provient de subventions (État) et fonds privés, et de mécènes financiers. »
Diversité des opérations
La montée de la précarité conduit les associations à diversifier les opérations pour trouver d’autres formes de dons et davantage de partenaires.
Les Restos du cœur associent au produit les dons financiers et l’engagement des salariés. Le partenariat « 360 » engagé avec Findus prend la forme d’une activation en magasin quinze jours par enseigne – car pour Julie Savoye « il ne faut pas lasser le client dans l’espace de vente ». Le calendrier des opérations est à l’année. Règle d’or : ne jamais avoir deux produits-partage dans le même rayon. Chaque partenaire doit avoir une bonne visibilité. De son côté, Findus conjugue les dons financiers avec l’engagement de ses salariés, qui font du bénévolat ponctuel pour mettre en place l’opération dans les magasins. Un lien de terrain avec l’association départementale des Restos du cœur.
Depuis dix-sept ans, Danone et Carrefour sont associés avec les Restos du cœur. Le temps d’activation, très court, dure quinze jours par enseigne. Une dizaine de marques associées à l’opération permettent d’offrir un million de repas aux Restos. Bilan des produits-partage : « la meilleure activation promotion dans notre calendrier à l’année ; nous capitalisons grâce à la stratégie de la rareté, peu mais bien », conclut Julie Savoye
Chez Dons solidaires, la crise de la Covid a révélé la précarité sur le plan de l’hygiène et a conduit à multiplier les expériences. L’opération produits-partage « Prenons soin des autres » associe Nivea (Beiersdorf) et Carrefour : quinze mille familles ont reçu soixante mille produits de première nécessité durant trois semaines, distribués gratuitement.
Dans une opération multimarque et don financier, Essity a été associé avec Casino pour trois marques : Lotus pour les bébés, Tena pour les seniors et Nana pour les femmes. L’opération, deux produits achetés avec une réduction pour le consommateur, a bénéficié de la combinaison des budgets marketing des trois marques.
La marque Célébration du groupe Mars a été retenue pour l’opération « Noël pour tous » déclinée sur le plan national en faveur des familles avec enfants. Pour un produit acheté, 50 centimes de réduction pour le client et 25 centimes pour Dons solidaires : « Beaucoup de retours très positifs du terrain des commerciaux qui avaient installé les PLV », estime Betham Aumonier.
La marque Dim, dans ses magasins propres et sur Internet, a mis en place l’hiver 2023 une opération pour un achat sur une sélection de produits, dons de sous-vêtements d’hiver pour des personnes à la rue, en grande exclusion, en centre d’hébergement.
Sur les réseaux sociaux un partenariat Procter & Gamble Always a pris différentes formes selon les années. L’opération produit-partage repose sur le mécanisme un paquet acheté, une serviette donnée (vingt millions de serviettes depuis 2019). Les réseaux sociaux sont mobilisés, une influenceuse conseille les jeunes femmes en situation de précarité hygiénique, pour leur permettre d’aller à l’école et de faire du sport.
La boutique en ligne Bleu Vert commercialise la marque de produit bio Logona : pour une bouteille de shampoing achetée, un dentifrice est offert. Onze mille dentifrices ont été donnés.
Sur Internet encore, la marque de vêtements Atlas for men (manteaux, vêtements chauds) a distribué 34 000 produits pour l’hiver par l’intermédiaire de Dons solidaires.
Exemple de solidarité financière, dans le cadre de l’opération Green Friday les Laboratoires Expanscience (Mustela) reversent une partie de leur chiffre d’affaires.
Dans le circuit pharmaceutique, pour un lot de deux paquets de serviettes hygiéniques acheté Viatris (marque Saugella) donne un paquet, et partage sur les réseaux sociaux pour mobiliser les communautés, faire connaître l’opération et générer des dons.
Avec l’arrondi aux caisses en partenariat avec Microdon 180 000 € ont été collectés au profit de Dons solidaires entre Procter & Gamble et Auchan début 2024.
« Être présent dans trente pays permet de dupliquer des opérations, de mettre en partage des pratiques vertueuses, souligne Yesim Broet des Banques alimentaires. Ainsi nous diffusons la culture du don, de la générosité, de la solidarité, dès le plus jeune âge au Royaume uni. » Les Banques alimentaires ont quatre métiers : chercher les produits, les stocker, les trier, parfois les transformer dans leurs vingt-deux ateliers (légumeries, par exemple). Elles évitent du gaspillage alimentaire en redonnant vie, sous forme de conserves de confiture par exemple, à des aliments abimés, « fatigués », la ramasse ou les invendus de la veille dans les grandes surfaces. Elles sensibilisent les associations aux règles d’hygiène et de sécurité alimentaire. Elles assurent des formations pour monter en compétence dans l’écoute des bénéficiaires. Elles fournissent des équipements aux structures partenaires, des capacités de livraison. Elles dispensent des ateliers cuisine, des ateliers pour lutter contre l’obésité, le diabète… « L’aide alimentaire permet de toucher à des problématiques plus larges », observe Yesim Broet.
Le modèle des Banques alimentaires diffère de celui des Restos de cœur qui est fondé exclusivement sur le don. Les deux tiers des 120 640 tonnes distribuées par les BA viennent directement des industriels, de la distribution, des exploitants agricoles ; 17 % proviennent des subventions (ou flux de produits) du programme européen d’aide alimentaire (FSE, ex FEAD), et une part revient à l’achat, grâce à des subventions publiques et à du mécénat d’entreprise, qui permettent aussi de financer les ateliers et les besoins logistiques : les achats de marchandises représentent 8 % des volumes distribués. En 2022, avec un budget de fonctionnement de 48 millions d’euros, l’équivalent de 503 millions d’euros ont été distribués. « L’effet levier est important, remarque Yesim Broet. Les opérations produit-partage ont vocation à nous apporter des produits ; l’impact est immédiat, et le coût de revient est moindre pour l’industriel. »
Les Banques alimentaires proposent plusieurs axes à leurs partenaires, enseignes ou industriels. Une fois défini le nombre de produits porteurs de l’opération pour une même marque, l’opération peut être mono ou multi-enseigne, en dons en produits ou financiers. Mais elle peut être mono ou multimarque, avec un ou plusieurs industriels. Un temps fort est défini fin novembre avec 130 000 gilets orange pour un week-end, ou plusieurs fois dans l’année. Pour les produits d’hygiène, les Banques alimentaires montent des opérations avec Dons solidaires.
Parmi les opérations renouvelées chaque année, le don « œufs de nos villages » repose sur une collecte dans diverses enseignes, qui recueille entre 800 000 et un million d’œufs par an, à plusieurs moments dans l’année. Pour chaque plateau de vingt œufs achetés, deux œufs sont offerts aux Banques Alimentaires. Avec « Pom’alliance » (pomme de terre), pour un filet de 2,5 kg acheté (emballage produit pour l’opération et financé par l’industriel), dix centimes sont reversés aux Banques. La théâtralisation est de mise avec Savencia et St Morêt pour une opération multi-enseigne : les Banques alimentaires comptent sur l’engouement des équipes commerciales sur le terrain avec les fonctions de support pour les PLV. Pour deux produits achetés, 50 centimes leur sont reversés. Avec les différents produits Unilever proposés par Intermarché, dix centimes sont offerts. En novembre 2023, opération a été organisées par les BA avec Carrefour et trois marques (pâtes, œufs et légumes Cassegrain). « Le consommateur déclenche un don et il a un bénéfice, analyse Yesim Broet, il ne supporte pas l’effort du don. »
Des épiceries mobiles sillonnent dans les zones rurales qui manquent de structures, en partenariat parfois avec d’autres associations. Témoin ce camion qui propose dans le Calvados une aide sociale avec un membre de Banque alimentaire et un membre de la Croix-Rouge. « Grâce à notre maillage territorial, nous misons sur le localisme, qui a un impact social très fort pour les équipes, indique Yesim Broet, quand une usine fait un don de produits, le produit fabriqué est distribué et consommé à côté de l’usine. »
Avantages partagés
Pour les entreprises, les opérations produits-partage sont des opérations commerciales autres que les promotions prix classiques. Pour Vincent Audureau (Bonduelle) « donner des produits aux associations est un moyen de participer activement à la lutte contre la précarité et de lutter contre le gaspillage alimentaire ». Pourquoi par exemple s’associer aux Restos du cœur pour un produit-partage ?. Les Restos du cœur ont une image très dynamique, pas misérabiliste, et la marque est très connue des Français³, explique Julie Savoye : « Les produits-partage transforment les valeurs communes en levier de performance, en construisant un plan de communication gagnant-gagnant à l’année. » L’entreprise capitalise sur une courte période avec un impact sociétal fort auprès de ses clients. Elle fédère ses équipes engagées dans l’opération, aussi bien celles du siège que les équipes marketing et les forces de ventes pour mettre en place la PLV.
Betham Aumonier témoigne dans le même sens. Chez Dons solidaires, le produit-partage va plus loin que la démarche d’un invendu collecté : « Il donne de la visibilité à la marque et à l’association. C’est une manière de se différencier, de faire vivre nos valeurs. Un lien se crée entre l’association, la marque et l’enseigne, très demandeuse d’actions de solidarité. C’est une source de motivation pour les équipes commerciales qui mettent en place les PLV. Cela convertit et fidélise les partenaires dont les consommateurs aux enjeux de solidarité et de précarité. »
Consolider et innover dans les partenariats
Les associations sont toutes en quête de nouvelles propositions. Ainsi les Restos du cœur utilisent leur communauté sur les réseaux sociaux pour conjuguer le lancement d’une nouvelle collection textile avec une action de solidarité. « Un partenaire a sorti un “retrogaming֨”, raconte Julie Savoye, chaque joueur a un certain score et ses points peuvent être convertis par le partenaire en dons financiers pour les Restos. »
Chez Dons solidaires, Betham Aumonier privilégie les partenariats qui s’inscrivent dans la durée, pour plus de visibilité : « Nous sommes confrontés à une baisse des invendus non alimentaires, en raison d’une production plus responsable des entreprises et du développement d’une seconde vie des produits. Il faut donc se mobiliser tout au long de l’année, et tout le temps car la précarité est structurelle. Le temps des opérations ponctuelles, contextuelles, est révolu. » L’association propose quatre temps forts dans l’année : hiver, printemps (femme, produits de beauté, hygiène), rentrée scolaire (fournitures) et « Noël pour tous ». Parce qu’il faut « fixer un rendez-vous pour les entreprises, les enseignes et les consommateurs ». D’autant, estime Vincent Audureau, que « les consommateurs ne sont pas insensibles à l’engagement sociétal d’une marque, ils deviennent consom’acteurs de solidarité » : aux marques de communiquer davantage sur la solidarité au cœur de leur stratégie RSE.
Mais en dehors de la sensibilisation des consommateurs, toutes les associations sont confrontées au coût de la logistique et au vieillissement des camions. Il pourrait donc être pertinent de lancer des opérations partage avec des entreprises de transport…
Enfin, les associations ont une autre attente commune : associer les adhérents de l’Ilec dans une opération multimarque.