L’Ilec dans la presse
Richard Panquiault : “L'industrie va continuer à travailler en mode dégradé”
06/05/2020
Comment se portent vos adhérents aujourd’hui ?
Ma grande crainte est de retrouver des comportements irrationnels après le 11 mai, date probable du déconfinement. Car au-delà de ce déconfinement et de la crise que nous vivons, le fonctionnement en mode dégradé de nos usines et de notre chaîne d’approvisionnement va durer encore plusieurs mois. Il faut en être convaincu. Il n’y aura pas le jour d’avant et le jour d’après. Nous avons tellement chamboulé nos outils de production, nous les avons tellement mis sous tension qu’il faudra plusieurs mois pour retrouver une situation normale. L’union nationale était superbe. Elle a entraîné avec elle une véritable énergie collaborative. Le travail réalisé a été remarquable avec de la simplicité et de l’efficacité. Résultat, les Français n’ont manqué de rien. Ma crainte aujourd’hui est que certains imaginent que tout peut repartir comme avant. Qu’ils reprennent leurs bonnes vieilles habitudes. Certains parlent déjà, par exemple, de remettre au goût du jour les pénalités logistiques. Même avec « discernement »cela n’a aucun sens puisque nous travaillerons encore en mode dégradé et ce, probablement, jusqu’au dernier trimestre 2020. C’est tout l’enjeu des discussions actuelles et des semaines à venir que nous avons avec nos partenaires distributeurs.
Et que pensez-vous des interventions de l’Etat ?
Les pouvoirs publics ont très bien compris le rôle important du monde agricole et de la distribution. Mais ils ont trop souvent passé sous silence l’immense travail réalisé par l’industrie agro-alimentaire et totalement oublié le rôle de certains acteurs comme les fabricants de mouchoirs ou de lessive. Pour eux, le marché des produits de grande consommation n’existe pas et encore moins celui de l’hygiène beauté et de l’entretien. Parmi ceux qui ont continué de travailler et de produire, il y a des grands oubliés médiatiques et politiques.
Concrètement comment cela s’est-il passé avec la grande distribution ?
Tout le monde a été d’accord pour simplifier les opérations et ça a bien marché. Nous avons travaillé avec moins de références, réduit la voilure en promotion, supprimé le co-packing… Tout le monde était d’accord avec cette stratégie pour se mettre au service des consommateurs. Résultat, les rayons sont restés garnis mais les taux de service sont dégradés et ils le seront encore en juin et même en septembre. Il faut comprendre que les taux de productivité dans les usines sont en baisse sensible. Aujourd’hui, il y a même des produits que nous ne pouvons plus fabriquer en raison de l’obligation de la distanciation sociale. Les lignes n’ont pas été imaginées et construites avec de telles contraintes. Et ensuite, n’oubliez pas que nos équipes, qui réalisent un travail formidable, vont bien devoir prendre des congés. Les salariés sont sur les genoux ! Qui en parle ? Pas grand monde. Ils vont donc devoir prendre des vacances en juin, juillet ou aout. Dans le cas contraire, ils risquent d’exploser. Et ça personne ne le souhaite ; et en réalité, personne ne peut se le permettre.
Qu’en est-t-il des stocks ?
La demande a explosé. Même si elle a quelque peu baissé ces derniers jours, elle est reste forte. Les distributeurs ont épuisé leurs stocks de sécurité. Idem pour les industriels. Résultat, il n’est plus possible de puiser dans les stocks de l’ensemble de la filière. Nous travaillons en flux tendu. Il faudra en moyenne 3 à 4 mois pour refaire ces fameux stocks de sécurité, parfois plus. Sans oublier, tous ces produits qui sont stockés dans le CHR et dont ne savons pas que faire. J’ajouterai que certaines entreprises veulent rester en mode dégradé. Il faut être conscient que retrouver le rythme normal et habituel, cela a un cout. Et des dirigeants craignent que ces dépenses se fassent en pure perte puisqu‘une deuxième vague de Covid-19 peut tout remettre en cause du jour au lendemain.
Vous avez aussi des problèmes du côté de l’organisation des lignes de production ?
C’est un vrai problème. Généralement pendant l’été, les directeurs d’usine réalisent les opérations de maintenance ou des investissements comme l’installation de nouvelles machines, palettiseurs ou robots. Ces travaux sont indispensables pour préparer l’avenir mais aussi pour assurer la sécurité de nos équipes. Il faudra donc les faire cet été et encore une fois, cela aura des conséquences sur notre productivité. Comment assurer la maintenance tout en refaisant nos stocks de sécurité et en livrant la demande ? Cette mission est une véritable quadrature du cercle…
Le marché aussi a changé…
Nous sommes passés d’une dynamique d’enseigne à une dynamique de marché[RP2] . Avant la crise, nous gérions des enseignes plus dynamiques que d’autres. Aujourd’hui, nous livrons aussi des circuits plus dynamiques que d’autres. Or il est beaucoup plus compliqué et couteux pour nous de livrer des drives que des hypers, de travailler à la couche palette qu’à la palette complète. Cette simple évolution nous pose des questions de prévision des ventes, d’organisation mais aussi de modèles économiques avec nos partenaires distributeurs.
Vous êtes également un maillon d’une filière…
Oui, nous gérons et subissons aussi les problèmes de l’amont et de l’aval. Nos entreprises sont dans un écosystème fragile. Par exemple, nous faisons face à des difficultés d’approvisionnement en matières premières mais aussi en emballages. En aval, des questions se posent et se reposeront encore du côté du transport. Nous devons tous comprendre qu’il s’agit d’une filière, d’une chaine complète et que nous sommes tous dépendants les uns des autres.
La question des pénalités logistiques est plus que jamais d’actualité…
Nous devons tous accepter de travailler en mode dégradé et donc, par exemple de continuer à suspendre les pénalités logistiques. En 2018, l’ensemble des demandes de pénalités logistiques pour nos adhérents se montait à 300 millions d’euros. Fort heureusement, il s’agissait de demandes et ce n’est pas la somme que nous avons payée. Mais pour des marques, cela a pu représenter plusieurs millions d’euros. Et tout ça parce qu’un produit est manquant ou arrive en retard, quand la notion même de taux de service a souvent disparu et que le présupposé est un taux de service parfait . Ces comportements étaient déjà difficilement compréhensibles avant la pandémie et ils ont fait l’objet d’un avis élaboré sous l’égide de la CEPC, ils sont aujourd’hui impossibles. Ce sujet est clairement un irritant des négociations commerciales entre industriels et distributeurs. Pénaliser des retards logistiques serait totalement disproportionné alors que nous sommes en mode dégradé. Poursuivons la paix des braves plutôt que l’affrontement.
Et la pandémie a-t-elle des conséquences sur les contrats signés lors des négociations commerciales ?
Nous nous sommes tous mis d’accord avant le premier mars et le taux de service fait clairement partie des engagements des fournisseurs . Le vrai problème c’est la rupture en rayons. Mes adhérents n’ont souvent pas de visibilité sur les stocks, jamais sur les sorties caisses, sur le taux de ruptures. Nous travaillons à l’aveugle. Nous serions beaucoup plus efficaces si nous collaborions. Si les données étaient partagées comme cela se fait dans certains pays, comme aux Etats-Unis. Aujourd’hui, les distributeurs craignent tous de ne pas avoir le même taux de service que leur voisin. Ils veulent aussi bien et même un meilleur service que leur concurrent. Il est évident que nous travaillons en fonction de la part de marché de chacun. Et actuellement, le taux de service moyen tourne entre 88 et 91%. Ce n’est pas un bon score, nous le savons mais il est très homogène. C’est à dire qu’il est quasiment le même pour toutes les enseignes. Encore une fois, il faut travailler de façon plus collaborative pour réduire les ruptures en rayon.
Faut-il craindre une surenchère de promos dans les prochaines semaines ?
Pour les promos, parmi les industriels et parmi les distributeurs, il existe des visions différentes. Il y a ceux qui veulent multiplier les promos, comme certains acteurs dans le lait, pour écouler des stocks de matière première. Et à l’inverse, il y a ceux qui craignent la guerre des prix dans un moment difficile de forte tension sur l’offre. Globalement, nous souhaitons que le législateur ne touche pas au seuil des 34% en valeur. Pour les 25% en volume, nous reconnaissons que c’est plus délicat notamment pour les produits festifs ou saisonniers. Nous l’avons dit dès l’élaboration de la loi et nous le pensons encore.
Le rôle de la DGCCRF sera essentiel…
Elle est sur le fil du rasoir. Prenez le risque de délits de marchandage. Ce n’est pas le rôle de nos forces de vente que de remplir les rayons. Nous le savons. Les distributeurs le savent. Et la DGCCRF le sait. Mais je comprends aussi qu’il est compliqué de faire actuellement des vérifications en magasins et je comprends aussi des industriels qui privilégient la relance des ventes, dés lors que la protection des forces de vente en magasin est garantie.
Propos recueillis par Yves Puget (LSA)