La vie rendue aux sols
08/11/2021
Quelle est la mission d’Earthworm ?
Bastien Sachet : Earthworm est une organisation à but non lucratif dont la mission est de régénérer les sols et les forêts. Nous travaillons avec les entreprises dans leur chaîne de valeur, que nous remontons depuis l’acheteur jusqu’à l’agriculteur. Nous ne croyons pas à l’écologie punitive, qui consiste à rechercher un coupable des problèmes environnementaux auxquels nous faisons tous face. Notre approche de l’écologie est orientée vers des solutions cherchées avec tous les acteurs. En pratique, les entreprises doivent réapprendre les rythmes de la nature et des gens avec lesquels elles sont connectées, et s’y adapter, plutôt que le contraire.
Qu’est-ce qu’un sol vivant, quelles sont ses fonctions négligées et par quoi est-il menacé ?
B. S. : Un sol vivant est un sol qui abrite de la vie. Pour abriter de la vie, il faut de quoi la nourrir, c’est-à-dire beaucoup de matière vivante et morte sur ce sol. Aujourd’hui, la plupart de ce qui pousse est enlevé du sol, et la logique du labour et de la protection des plantes conduit à garder le sol nu trop longtemps. Année après année, la biodiversité disparaît et les taux de matière organique diminuent. En perdant son humus, le sol joue moins son rôle de stockeur de carbone, voire devient émetteur, il absorbe moins bien l’eau et renferme moins de vie (moins de champignons et d’insectes). Cela favorise les maladies des plantes, qui deviennent plus faibles et ont besoin de produits chimiques pour survivre. C’est un cercle vicieux, et coûteux pour l’agriculteur ainsi que pour la société.
Valoriser ce que les marchés mondialisés dévalorisent
Qu’entendez-vous par « décommoditiser » les chaînes de valeur ?
B. S. : Avec la mondialisation, les chaînes de valeur de matières premières se sont « commoditisées » (de commodity, « matières premières ») [1]. Cela veut dire qu’une tonne de blé, partout dans le monde, indépendamment de sa provenance et de ses conditions de production, vaut un prix établi par le marché mondial. Même chose pour le lait, le cacao, le café. L’identité du producteur, du terroir, est effacée. Seuls le prix et la qualité du produit comptent. Or si on veut régénérer la planète, il faut reconnaître cette diversité, et lui permettre d’exister. Pour cela, la traçabilité et la transparence des chaînes de valeur sont clés. Ensuite, plus la qualité environnementale et sociale demandée sera précise, plus on se rapprochera d’une notion de terroir. Quels sont les agriculteurs qui s’en sortent le mieux ? Les vignerons qui font un vin de terroir. Ceux qui font « du vin » ont du mal à valoriser leur travail. Or c’est cette valorisation qui permet de prendre soin de la nature correctement et de ne pas se retrouver contraint, pour des raisons de coûts, d’avoir vis-à-vis d’elle une attitude extractive.
En décembre 2020, vous avez créé le premier indicateur public en libre accès de la santé des sols. Quelle est sa composition et que mesure-t-il ?
B. S. : Nous pensions indispensable de pouvoir mesurer la santé des sols. Nous avons donc collaboré avec des scientifiques et des experts pour nous accorder sur une manière pratique de le faire. On mesure d’abord la vulnérabilité du sol en calculant le ratio entre matière organique et argile. Plus il y a de matière organique dans le sol, plus il est résilient. Ensuite, on regarde la structure avec un test visuel via une application, on mesure la bioturbation (présence de vie). Cela donne un score de A à E pour la parcelle. On mesure aussi le carbone.
Pas un label des sols
Cet indicateur a-t-il valeur de label qui distinguerait bons mauvais sols ? Trace-t-il une feuille de route impérative ?
B. S. : C’est justement ce que nous avons souhaité éviter. Sortir de la logique de punition, c’est aussi permettre à chacun de se situer et d’avoir des outils pour évoluer. Et je ne pense pas que le consommateur choisisse un jour un produit en fonction de la santé d’un sol. C’est un élément parmi d’autres pour évaluer la performance agroécologique d’un agriculteur. En suivant par satellite des paramètres comme le couvert végétal et en suivant la diversité des rotations, et la dynamique de stockage de carbone, on arrive à mesurer des progressions et à donner un retour aux agriculteurs.
Quelles sont les questions que les entreprises doivent se poser au regard de leur chaîne de valeur, pour minimiser leur impact sur la fertilité des sols ?
B. S. : Elles doivent s’intéresser en profondeur à leur amont agricole. Se poser des questions qu’elles ne se posaient pas sur leur chaîne de valeur. D’où viennent mes matières premières et qui les produit ? Quelle est la performance environnementale et sociale de mes approvisionnements ? Dans quelle mesure les agriculteurs peuvent-ils atteindre mes objectifs pour le climat ou la biodiversité ? Que puis-je faire pour les aider ? Au lieu de raisonner par plante et matière première, et avoir un « programme blé » ou un « programme pommes de terre », elles réalisent de plus en plus que la santé du sol est un enjeu systémique à l’échelon de l’exploitation agricole. Cela nécessite de collaborer avec les autres entreprises acheteuses de la rotation de l’agriculteur. Les régions qui comme les Hauts-de-France ont des objectifs climatiques et agroécologiques peuvent travailler en partenariat. Une dynamique nouvelle s’installe entre les acteurs. Moins axée sur la compétition, ouverte à l’innovation, à l’écoute des autres et du terrain. La complexité suscite l’humilité, et l’humilité permet la collaboration. La chaîne de valeur se renouvelle en ce sens qu’elle se pense avec la Région, les assureurs, les différentes entreprises, autour de l’agriculteur, plutôt que du haut en bas depuis l’industriel.
Trajectoires d’amélioration plutôt que cahier des charges
Au nombre des acteurs que vous réunissez dans votre projet « Sols vivants » figurent diverses entreprises de PGC [3] : alimentaire, cosmétique, hygiène… Comment contribuent-elles à la fertilité organique des sols ?
B. S. : Tous les produits de ces entreprises ont une origine essentiellement naturelle. Le chocolat de Lindt est fabriqué avec du cacao et du sucre. Les céréales de petit déjeuner de Nestlé sont produites dans le nord et l’est de la France. Les pains de McDonald viennent de champs de blé français. Pour les entreprises cosmétiques, les diverses bases et arômes ont des origines naturelles (huiles végétales, avocat, fleurs…). Elles sont donc connectées à des centaines de milliers d’agriculteurs, avec qui elles peuvent faire évoluer les pratiques. Plutôt que d’imposer un cahier des charges dicté depuis des bureaux, nous avons préféré les faire travailler main dans la main avec leurs fournisseurs, les scientifiques et les agriculteurs, ainsi que les régions dans le programme « Sols vivants », afin de définir des trajectoires d’amélioration communes où chacun prend sa responsabilité. Des incitations financières –provenant notamment des entreprises – peuvent être déployées pour favoriser l’adoption de nouvelles pratiques agricoles. La santé du sol réunit tous les acteurs de la société, car l’attention pour le sol est un moyen d’atteindre nos objectifs climatiques et sanitaires. Les entreprises ont un immense rôle à jouer.
Pourriez-vous décrire quelques expériences concrètes, avec par exemple Nestlé ou Bonduelle ?
B. S. : Avec Nestlé nous engageons tous ses fournisseurs de pommes de terre, céréales et betterave. L’entreprise achète plusieurs centaines de milliers de tonnes de matières premières agricoles en France. En 2021, nous avons diagnostiqué les sols de deux cents agriculteurs et travaillé avec des partenaires comme Icosystème ou Novalis Terra pour former des techniciens. Beaucoup est fait avec les coopératives et négoces qui fournissent Nestlé pour rémunérer la performance agroécologique. Bonduelle et McCain sourcent directement des agriculteurs, aussi il y a beaucoup de travail avec leurs techniciens, et nous œuvrons à l’établissement de fermes références en matière d’agriculture régénératrice autour desquelles une animation en groupes d’agriculteurs peut être conduite.
Le travail commence toujours par un diagnostic de la santé du sol et un suivi des dynamiques de carbone. Le plus possible nous nous appuyons sur les structures existantes, avec l’objectif de créer les mécanismes et incitations permettant d’accélérer la transition. À travers « Sols vivants », les entreprises travaillent en groupes sur des thématiques concrètes : la mesure et les indicateurs, la communication, le financement de la transition. Nous cherchons à mutualiser les mesures et les incitations autour des agriculteurs que ces entreprises ont en commun dans leur chaîne d’approvisionnement. Il y a beaucoup à inventer, et ce qu’il y a de plus plaisant dans ce travail collectif est à la fois son ambition et la qualité des relations qui se créent.
Pas de secteurs qui ne soient concernés
Les entreprises non alimentaires sont réputées a priori sans lien avec l’agriculture ; en quoi sont-elles intéressées à la fertilité des sols, en quoi celle-ci ressortit aussi à leur responsabilité sociale et environnementale ?
B. S. : Je distingue deux types d’entreprises non alimentaires. D’abord, celles qui sont liées à l’agriculture de manière indirecte par leurs ingrédients, par exemple le Groupe Rocher, avec qui nous travaillons et qui achète toutes sortes d’actifs, de bases cosmétiques et de l’emballage, le reliant à des milliers d’agriculteurs dans le monde. Ensuite, celles qui comme Air France ou Arcelor Mittal n’ont aucun lien avec les produits de la terre. Ces entreprises réalisent qu’elles doivent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et contribuer à l’effort de séquestration du carbone. Parmi les solutions naturelles pour le faire, elles réalisent qu’aider les agriculteurs à stocker du carbone dans leurs sols en accroissant la matière organique et en déployant des pratiques régénératrices peut être une option intéressante. C’est donc plus par leur plan climat que par de la RSE stricto sensu que ces entreprises se connectent à l’agriculture. C’est une manne financière potentielle intéressante, car les agriculteurs doivent non seulement produire dans un climat changeant, mais en plus porter l’effort climatique seuls, avec du risque et peu de moyens financiers.
Quel territoire la fondation Earthworm espère-t-elle voir consacré à l’agriculture régénérative, avez-vous des objectifs en termes de surfaces et de zones ?
B. S. : Les sols sont pour nous aussi importants que les forêts. Nous travaillons sur les deux partout où nous avons des projets, en Afrique, Asie, en Amérique ou en Europe. Sur les sols en agriculture tempérée, nous travaillons en France, au Royaume-Uni, en Espagne, en Inde et aux États-Unis. Notre programme Sols vivants a pour objectif de toucher un million d’hectares.