La comptabilité au service de la biodiversité
07/12/2021
Pourquoi le WWF a-t-il créé le “Lab Capital naturel” ?
Ciprian Ionescu : L’idée remonte à la création d’une équipe « capital naturel » au WWF France, le seul bureau de notre réseau international à en avoir une sur ce sujet. Cet enjeu est apparu lorsque nous nous sommes intéressés à la théorie de la « soutenabilité forte », qui vise à la conservation du capital naturel en tant que tel, sans possibilité d’y substituer d’autres formes de capital, financier ou humain. Cette vision s’oppose à la théorie économique de la soutenabilité faible, encore dominante dans la sphère économique, qui autorise la compensation entre formes de capitaux. Nous avons vite identifié, avec la Chaire comptabilité écologique, cofondatrice du Lab, le besoin d’accélérer le développement des instruments permettant la mise en œuvre de la soutenabilité forte, et de fédérer les acteurs – notamment les entreprises – déjà engagés dans cette voie.
Pourquoi la France comme berceau du Lab ?
C. I. : Dans notre volonté de mettre en œuvre la soutenabilité forte, il nous a fallu répondre à deux questions centrales : que veut dire conserver le capital naturel, que faut-il conserver exactement ; et à quel niveau, auprès de quels acteurs, avec quels processus, cette conservation doit-elle se faire. Les enjeux sont d’un côté scientifiques – définir les composantes des écosystèmes qui doivent être conservées, les « bons états écologiques » –, de l’autre économiques et politiques – identifier les leviers législatifs, normatifs, comptables, fiscaux, etc. à activer. Pour répondre à ces questions, il faut détenir les bons instruments, les bonnes méthodes.
Nous sommes en France très en avance sur ces sujet, car nous disposons de l’écosystème adéquat : centres de recherche et d’expertise avancés, ONG actives, entreprises volontaires, et acteurs publics engagés. Avec la Chaire de comptabilité écologique, nous avons donc décidé de réunir ces acteurs dans une communauté de pensée, de valeurs et de pratiques, pour d’une part accélérer le développement des méthodologies, de l’autre rendre le sujet de la durabilité forte visible, à travers des tribunes, des publications, des plateformes internet, des prises de parole, etc.
“Bons états” et dette écologique dans les livres de comptes
Tenir compte du capital naturel, est-ce une révolution dans la pensée économique ?
C. I. : Une révolution économique, et surtout comptable. Le Lab travaille sur deux outils répondant aux deux questions que je mentionnais. Le premier est la méthode Science Based Target Network (SBTN), consacrée aux « bons états écologiques », qui détermine le niveau de capital naturel à conserver pour l’entreprise. C’est cet outil qu’expérimente le groupe Bel dans le cadre du Lab.
L’autre outil, le Comprehensive Accounting in Respect of Ecology (CARE), vise à transformer la comptabilité générale de l’entreprise pour prendre en compte et conserver ses capitaux naturels et humains, au même titre que ses capitaux financiers. L’idée centrale en a été formulée par Jacques Richard, professeur émérite de comptabilité à l’université Paris Dauphine [1] : le capital naturel doit être considéré comme un passif, c’est-à-dire une dette écologique, un emprunt contracté par l’entreprise à la nature. Le modèle CARE permet, en se fondant sur les processus traditionnels de la comptabilité en coûts historiques, de redéfinir le profit à l’aune du maintien de tous les capitaux, dont le capital naturel. Il est important de préciser qu’on ne fixe pas un prix ou une valeur à la nature, ce qui pourrait conduire à des formes de substitution voire de marchandisation, mais un coût de conservation, à savoir le coût des actions à mener pour respecter le bon état écologique des écosystèmes. Ce coût représente la valorisation du capital naturel, autrement dit la dette écologique des entreprises dans leur comptabilité.
Qui sont les acteurs membres du Lab ?
C. I. : Il compte deux catégories de membres. Les membres observateurs participent au débat mais ne sont pas encore engagés à mettre en œuvre des outils de durabilité forte, ce sont par exemple Michelin, le ministère de la Transition écologique, l’Office français de la biodiversité, des bureaux d’étude et des cabinets de conseil. Les membres actifs sont des entreprises qui doivent d’abord être partenaires soit du WWF, soit de la Chaire de comptabilité écologique, car le Lab n’est pas une entité juridique. Ces entreprises [2] s’engagent à tester une méthode de durabilité forte, soit SBTN, soit CARE, et à partager des retours d’expérience afin de finaliser.
Analyse de la conservation du capital naturel à chaque étape de la chaîne de valeur
Comment ensuite devront-elles déployer ces mesures ?
C. I. : Le concept de durabilité forte impose de dépasser l’objectif traditionnel des entreprises en matière d’environnement, celui de « faire mieux », pour celui de « faire ce qui s’impose ». Il ne s’agit pas d’être « plus durable » ou « plus vertueux »que les concurrents, mais de s’aligner sur les besoins des écosystèmes et les attentes de la société. Les entreprises pourront développer des produits « objectivement durables », qui respectent les limites planétaires, quand elles appliqueront ces méthodes à l’ensemble de leur chaîne de valeur, de la production des matières premières à la vente aux consommateurs.
À chaque étape de la chaîne de valeur, il faut faire une analyse du point de vue de la conservation du capital naturel et se fixer des objectifs de bon état écologique. Par exemple une entreprise laitière devrait avoir des bassins laitiers durables qui respectent les seuils de nitrates dans les sols, des niveaux de gaz à effet de serre alignés sur ceux de l’Accords de Paris, des superficies de zones naturelles à conserver, des seuils en termes de produits phytosanitaires… Elle devrait avoir dans ses usines des zones de production durables, des prélèvements en eau conformes à ce que peuvent supporter les nappes phréatiques, une intégration des usines dans leur écosystème, respectant la biodiversité et les continuités écologiques, une artificialisation des sols limitée à certains seuils, des émissions de polluants dans l’atmosphère conformes aux impératifs de santé publique, etc. Les produits issus de ce type de chaînes de valeur seraient alors « durables » du point de vue scientifique.
Les consommateurs devront-ils être convertis à l’idée que les produits vertueux sont plus chers à produire ?
C. I. : Au Lab, nous traitons les questions dans l’ordre de priorité. Nous travaillons actuellement à la finalisation des méthodes de soutenabilité forte, la base pour une réelle transformation de l’économie. Mais cette question des coûts et des prix est capitale. Certains membres du Lab travaillent déjà sur le sujet, comme Carrefour, qui étudie un affichage environnemental en termes de prix reflétant le maintien des différents capitaux naturels. D’autres réflexions, chez d’autres membres du Lab, concernent une potentielle labellisation.
Nouveaux profils en entreprises
Placer le capital naturel au cœur des modèles économiques appelle-t-il des nouvelles compétences dans les entreprises ? Et une nouvelle gouvernance ?
C. I. : Oui, le Lab demande des expertises plus poussées que celles dont disposent les entreprises. Pour l’heure, elles s’appuient sur des compétences externes, celles des bureaux d’études, des thésards, des chercheurs, des partenariats avec des laboratoires. Mais elles devront intégrer ces compétences dans leurs différents départements. Il leur faudra des profils transversaux en environnement, économie, comptabilité, finance, actuellement rares sur le marché. Heureusement des formations adaptées ont vu le jour, notamment à AgroParisTech et à Paris Dauphine.
Les questions de gouvernance ne sont pas étudiées spécifiquement au Lab, mais les travaux autour du CARE traitent la question, car l’intégration de nouveaux capitaux dans la comptabilité appelle nécessairement de nouvelles formes de représentation et de nouveaux modes de gouvernance.
Qu’attendez-vous de la COP 15 biodiversité qui doit se tenir en Chine en avril 2022 ?
C. I. : Qu’elle définisse un cap, des objectifs de durabilité forte, de bons états écologiques consensuels fondés sur des considérations scientifiques et sociétales. Il faudrait un équivalent de l’accord de Paris sur le climat. Le processus semble être en bonne voie, comme l’atteste la déclaration de Kunming en octobre dernier, qui ouvre la négociation d’un nouveau cadre mondial doté d’un mécanisme de surveillance et d’évaluation des progrès en matière de biodiversité. Il reste plusieurs questions importantes en suspens, mais on a envie d’être optimiste.